BALASSE Céline, 1306, L’expulsion des juifs du royaume de France

Par Martin Quenehen


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Dans 1306, L’expulsion des juifs du royaume de France, Céline Balasse enquête avec rigueur et minutie sur un évènement jusque-là confiné « dans les limbes de notre histoire », comme l’écrit Gérard Nahon dans sa préface.

Dans une première partie consacrée à l’évolution des politiques juives depuis le Haut Moyen Âge, Céline Balasse rappelle la « spécialisation » et l’« infériorisation » des juifs au sein de la société féodale. À la veille de l’expulsion de 1306, les juifs ne sont ainsi plus considérés comme des pratiquants du judaïsme mais comme des usuriers, et non plus comme des hommes libres mais comme des serfs. L’auteur insiste alors sur le rôle clé des autorités séculières, et en particuliers des seigneurs, sous la protection et dans la dépendance desquels les juifs vivent désormais. Rappelant également qu’à la fin du XIIIe siècle, les conciles laissent la lutte contre l’usure aux mains du pouvoir temporel, Céline Balasse écarte l’idée d’une responsabilité directe de l’Eglise dans l’expulsion des juifs de 1306 (p. 14).
S’interrogeant ensuite sur les « motivations qui ont mené les autorités politiques du royaume de France à définir un statut juif toujours plus contraignant », Céline Balasse désigne d’emblée le motif financier. Faisant démarrer au règne de Philippe Auguste (1180-1223) le « réel souci de gestion des affaires juives de la part de la Couronne », l’auteur rappelle que ce roi crée, vraisemblablement sur le modèle anglais, un département des finances spécialisé – le « Produit des juifs » – et que cette administration est mise en place « essentiellement dans un but financier » (p. 29). Céline Balasse dépeint ainsi un royaume de France, où, avant 1306, le roi allie déjà « la pratique de la taxation, régulière ou irrégulière, à celle de la spoliation ponctuelle des biens juifs » (p. 43).

L’auteur fait également de la politique antijuive menée depuis le début du XIIIe siècle l’instrument d’une « politique d’assise du pouvoir royal » face aux seigneurs (p. 38). Le monarque tente ainsi de faire passer les juifs sous son autorité, de faire des juifs du royaume les « juifs du roi ». Et Philippe le Bel (1285-1314), qui préside à l’expulsion de 1306, n’est pas en reste : il « défend jalousement les revenus potentiels qu’il peut tirer de ses juifs » (p.49). Céline Balasse précise cependant que cette mainmise royale sur les juifs et leurs biens ne va pas sans conflit avec l’Eglise et les seigneurs. En tout cas, la conséquence de cette « chosification » des juifs est qu’« au tout début du XIVe siècle, il est admis que le juif peut faire l’objet de don, de vente, et même d’expulsion » (p. 54).

Principalement fondée sur le Trésor des Chartes et l’Inventaire des Comptes royaux, la seconde partie de l’enquête de Céline Balasse établit les faits, le déroulé de l’expulsion, à partir d’études locales. Après avoir rappelé que le royaume compte environ 100 000 juifs au début du XIVe siècle, l’auteur constate qu’il a parfois fallu plus de 150 jours pour réaliser la « captatio » des juifs, comme dans le bailliage de Bourges. Céline Balasse fixe la « date officielle de sortie » des juifs du royaume le « jour de la sainte Madeleine », soit le 22 juillet 1306 (p. 62). Elle précise cependant, qu’après la saisie des biens et l’expulsion, commence la « gestion de la confiscation ». De la rédaction d’inventaires détaillés, à la vente et au recouvrement des dettes, cette deuxième étape s’élabore dans la durée : de 1306 à 1311, date d’une nouvelle expulsion des juifs du royaume, voire même jusqu’aux années 1320, pour le recouvrement des dettes (p. 66).

La troisième partie de l’ouvrage propose une analyse globale de l’événement, et se penche d’abord sur l’administration en charge de la gestion des biens confisqués. Elle met au jour « un groupe hiérarchisé de personnes désignées par la Couronne », qui forme une pyramide de responsabilités parallèle à celle de l’administration du royaume (p. 147). Céline Balasse dénombre ainsi cent quatorze acteurs, qu’elle décrit comme des « personnes dont l’intégrité et la compétence ne font aucun doute » : des personnes douées de « compétences financières » et « proches du roi » (p. 131). L’auteur s’intéresse ensuite à l’impact de cette mission très particulière dans la carrière d’hommes souvent jeunes et qui font parfois leurs premières armes, et conclut : « Il est impossible d’affirmer avec certitude que leur implication dans les affaires juives a permis de valoriser la carrière de ces hommes. Ce qui est sûr cependant, c’est qu’ils poursuivent leur carrière, non seulement brillamment, mais, surtout, longtemps après la mort de Philippe le Bel » (p. 145).
Dans un chapitre intitulé « Vendre et acheter », Céline Balasse étudie également les bénéficiaires de la revente des biens saisis. Elle établit que ce sont essentiellement les « classes moyennes (médecins, notaires, marchands et artisans) », des créanciers du roi et des membres de l’administration royale, qui en deviennent acquéreurs – et se voient ainsi « récompensés » de leur loyauté par le roi. Céline Balasse démontre également la « rentabilité » de l’expulsion des juifs pour la Couronne (p. 167). Cependant, en se substituant aux usuriers juifs, le roi est aussi « devenu créancier ». Or, le recouvrement des dettes est une tâche « difficile », en raison de la disparition de certains livres de comptes, emportés par leurs propriétaires, mais aussi parce qu’ils sont écrits en hébreu, et surtout parce que la population ne soutient pas les agents du roi, se plaint d’eux, et préfère même parfois s’entendre avec les juifs pour les remboursements plutôt que de les effectuer auprès des agents royaux (p. 179). Et les dysfonctionnements sont nombreux : retards, recels… Pourtant, précise l’auteur, « le roi n’est pas trompé par ses proches, il est volé ponctuellement par des hommes de plus petite envergure » (p. 195). Mais, en définitive, au chapitre « Recettes », le roi est « gagnant » (p. 204). Le produit de l’expulsion représente en effet plus de 20 000 l. t. par an pendant 5 ans, soit en moyenne 16 à 17% des revenus annuels du roi. Et, au-delà de son profit financier, « probablement moins important que ce qui était escompté », Philippe le Bel a en outre renforcé son propre pouvoir face aux seigneurs.

Dans la quatrième et dernière partie de son enquête, Céline Balasse s’est lancée « à la recherche des motifs de l’expulsion ». Outre l’admiration de Philippe le Bel pour son grand-père Saint Louis, champion de l’antijudaïsme, l’auteur insiste encore sur « le mobile financier » qui anime le roi de France. La guerre, une conjoncture économique défavorable et l’appauvrissement des juifs concourent en effet à l’emploi par le roi d’une méthode aussi radicale que profitable. Philippe le Bel n’apporte cependant pas la moindre explication de sa décision en 1306. Il faut attendre 1311, et l’ordonnance qui bannit à nouveau les juifs du royaume, pour voir évoqué un motif religieux : les « crimes affreux » des juifs (p. 253). Mais cette explication vise d’abord à justifier la nouvelle expulsion. Les chroniqueurs contemporains ne sont par ailleurs pas plus diserts. Un seul d’entre eux justifie l’expulsion de 1306, en arguant de la piété de Philippe le Bel : le roi garda « tout ce qu’ils [les juifs] avaient, il ordonna qu’on en prenne soin pour un usage pieux » (p. 256). In fine, le vernis de religiosité ne résiste cependant pas à l’examen... Les causes entendues, Céline Balasse conclut son enquête sur un bref aperçu des conséquences de l’expulsion de 1306. Elle compare la coexistence, relativement pacifiée, des chrétiens et des juifs avant 1306, avec le déchaînement de la violence populaire contre ces derniers après leur rétablissement dans le royaume par Louis X, en 1315. L’auteur désigne alors l’expulsion de 1306 comme « un des éléments déclencheurs » de la haine antijuive à venir et qui s’exprime notamment lors de la Croisade des Pastoureaux de 1320.


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